Assassinats de Stanislav Markelov et Anastasia Baburova: interview du sociologue Alexandre Bikbov (interview réalisée par Arthur Clech, étudiant en M2 de russe à Rennes 2)

Publié le par Russe à Rennes 2

Interview avec Alexandre Bikbov(interview réalisée par Arthur Clech, étudiant en M2 de russe à Rennes 2)

Pouvez-vous vous présentez en quelques mots, s'il vous plait?

Alexandre Bikbov : Je m'appelle Alexandre Bikbov. Je suis sociologue. Je suis rédacteur dans une revue intellectuelle interdisciplinaire qui s'appelle « Logos ». Je ne suis pas un militant dans le sens strict du terme, mais je trouve important de s'engager, de m'engager, de participer à certaines activités politiques, civiles et sociales qui élargissent le champ du possible. Parce qu'en Russie, ce champ du possible n'est pas très large. J'ai participé dernièrement au mouvement des étudiants dans la faculté de sociologie de l'Université de Moscou, en 2007 et 2008, contre la baisse du niveau de l'enseignement et le caractère réactionnaire voire raciste de l'administration de cette faculté.

 

L'avocat et militant Stanislav Markelov a été assassiné hier, au centre de Moscou. Avec lui, une jeune journaliste et militante Nastia Babourova. Que représentait Stanislav Markelov pour les milieux militants?

Alexandre Bikbov : Il était connu dans le milieu militant. Il était connu, ou du moins on peut dire, assez connu dans le milieu intellectuel. Il était aussi connu au niveau public, peut-être de manière plus restreinte que dans le milieu militant et le milieu professionnel. En tout cas, c'était une personne qui exerçait plusieurs types d'activités. Il était d'abord sur la scène judiciaire. Il se présentait ensuite sur la scène politique, plutôt publique. Je dis publique parce qu'en Russie, il y a plusieurs avocats qui se présentent sur la scène politique, par exemple dans les affaires de Khodorkovsky, et qui travaillent dans un sens  proprement politique, qui travaillent avec les structures administratives, qui s'expriment dans les grands médias pour arranger la cause de leurs clients, pour expliquer pour quelles raisons le  détenu a été condamné. C'est le cas de Khodorkovsky. Et pour expliquer pourquoi le pouvoir russe est une bête noire. C'est là un certain type de relations de l'avocat avec la sphère publique. Stanislav était un autre type d'avocats, parce qu'il se présentait rarement dans les grands médias. Il ne jouait pas ce même rôle, celui de porte-parole de telle ou telle cause. Il se présentait plutôt comme un analyste, un expert qui cherchait à mettre en question le fonctionnement du système de la justice, ou de l'existence quasiment légitime du fascisme en Russie. C'est sous ce prétexte-là qu'il venait parler à la radio. C'était une de ses démarches. Une autre démarche était les procès où il défendait les antifascistes contre des attentats fascistes, ou les immigrés contre les attentats fascistes. Il travaillait beaucoup dans le champ où les gens souffrent beaucoup du système de contrôle rigide, où le contrôle se transforme en détournement du pouvoir. Ce qui fait une grande différence de sa pratique comme avocat par rapport aux autres, il cherchait à élargir l'espace de la justice à l'intérieur du système judiciaire. Il n'appelait pas à soutenir les grandes causes contre le pouvoir, il partait toujours de causes concrètes, dans lesquelles il cherchait à défendre une personne concrète, contre les abus, les violences, le racisme, contre l'excès du pouvoir, mais de manière très locale, c'est-à-dire à l'intérieur et par les moyens du système judiciaire.

 

Et mis à part les milieux militants, il est arrivé à toucher un public plus large?

Alexandre Bikbov : Oui, à travers la radio par exemple, dans les stations qui étaient sensibles à ces problématiques, comme « Les Échos de Moscou ». Il travaillait étroitement avec Novaïa Gazeta, un des seuls journaux, si ce n'est pas l'unique, qui fait de manière régulière de véritables enquêtes journalistiques.

 

 

Quelles conséquences attachez-vous à la perte de Stanislav Markelov?

Alexandre Bikbov : Je pense que cet assassinat n'est pas que le meurtre d'un homme mais aussi d'une position, d'un type de vie simultanément militante et professionnelle. Vladislav était très actif sur plusieurs scènes, il collaborait étroitement avec des militants pour, par exemple, organiser les forums sociaux, les campagnes contre l'arbitraire de la police.

 

C'était une exception dans le paysage russe?

Alexandre Bikbov : Oui. Il se distinguait par sa sensibilité politique, qui était celle de la gauche anti-autoritaire. Il était un militant qui participait beaucoup à l'organisation des structures disons civiles, les structures associatives en Russie, comme les forums sociaux proprement russes et internationaux, comme en 2006 à Saint-Pétersbourg, qui a réuni les représentants de beaucoup d'organismes et d'associations alternatives et indépendantes. Lui, et le réseau juridique qu'il a créé, ont beaucoup contribué à la constitution et à la protection juridique de cet événement. À part cela, il a créé une structure associative indépendante de juristes et d'avocats qui s'appelait l' « Institut de la prééminence de la loi » (http://ruleoflaw.ru/). Elle défendait les causes sociales dans les régions, pas uniquement à Moscou dans le cas des logements sociaux, les causes écologiques, les causes liées à l'abus du pouvoir. Afin de soutenir les militants dans ce domaine-là, il a engagé les juristes qui étaient prêts, à Vladivostok, à Vladimir, et dans d'autres villes de la Russie,  à donner des consultations aux militants ou aux personnes pour ces questions-là. C'était une structure qui cherchait aussi à rendre public certains problèmes du fonctionnement du système juridique, de l'activité des journalistes, de l'activité des organismes de la police. Ils ont créé un site internet où ils publiaient assez régulièrement des rapports, des comptes-rendus.

 

Une question plus générale... Pensez-vous qu'en Russie, le climat s'est empiré? Est-ce que la réaction à ce meurtre a été à la mesure de ce que vous attendiez?

Alexandre Bikbov : Il y a eu une réaction immédiate : 500, voire 700 personnes sont arrivées aujourd'hui [le lendemain des meurtres], à midi, en pleine journée de travail, pour rendre hommage à Stanislav et à une jeune journaliste qui a été tuée à côté de lui. C'est difficile de voir comment la situation va évoluer. Mais c'est déjà rassurant que les gens réagissent et que le choc premier ne les engage pas à rester chez soi, à se cacher. Bon, disons, on a l’espoir que les activités qu'il menait, au nom de la maîtrise libre de sa vie, finalement peuvent se produire dans les activités que l'on va poursuivre au nom de sa cause.

 

Du point de vue par exemple des médias français, on a l'impression que la situation en Russie va de pire en pire.Il y a des parallèles qui sont faits avec le cas d'Anna Politkovskaïa. êtes-vous d'accord avec cette lecture des médias occidentaux ou pensez-vous, qu'il existe une réaction plus forte - qui n’est pas perçue en France - de la société civile?

Alexandre Bikbov : Je pense qu'en partie, cette vision est vraie. Il s'agit surtout d'une impossibilité d'un certain type de carrière, de vie. Markelov a montré par toutes ses activités que son engagement double était possible. Il était en train de construire, de constituer une position très spécifique, exemplaire, d'un militant-avocat et d'un intellectuel public. Toutes ces facettes sont très difficilement articulables dans le contexte russe. Je crois que Politkovskaïa était une personne de ce genre là parce qu'elle s'engageait socialement, politiquement en étant une journaliste qui s'adressait à un large public. Finalement, la trajectoire de Stanislav touchait à peu près ce domaine-là. Mais c'est vrai aussi qu’on ne peut pas voir l'assassinat de Stanislav dans la même logique. C'est-à-dire, si on cherche à expliquer pourquoi il a été tué, ce n'est pas pour son discours critique, car il n'assurait pas une fonction de dénonciation, car ce qu'il cherchait à faire, c'était à agir dans le système juridique, agir dans le champ intellectuel et chaque fois ajouter quelque chose, des possibilités, des chances que les choses qui n'existaient pas avant existent. Il cherchait à élargir le champ du possible, c'est-à-dire par les biais du système même. Parce qu'il était un avocat excellent, un professionnel de très haut niveau. Et il n'était pas corrompu, dans le sens propre : il n'utilisait pas ses techniques quasi légitimes, quasi légales qu'utilisent pas mal d'avocats dans le système juridique russe pour détourner la loi. Dans le champ intellectuel, il participait non seulement à la constitution des structures associatives, mais aussi à celui des lieux de la production, de la réflexion sur l'état actuel du système juridique, économique ou social en Russie. Il a participé à diverses conférences. Il a proposé, par exemple dans un colloque que j'ai organisé en 2006 avec l'intervention de participants français de l'ex-groupe Groupe d'Information sur les Prisons, de la Gauche Prolétarienne, une analyse du contexte juridique du militantisme en Russie d'aujourd'hui. Il a monté récemment des sections, par exemple, dans un colloque militant qui s'appelait « Anticapitalisme 2008 » où il a mené une réflexion sur le système de l'application des lois dans les causes sociales, militantes et sur la situation économique.

 

C'était quelqu'un qui était plutôt ancré à gauche, mais il n'était pas encarté dans un parti?

Alexandre Bikbov : Il participait à de nombreuses actions écologistes, anarchistes, d'une gauche, au sens large, engagée dans des causes sociales, mais c'est sûr qu'il n'était pas "croyant" dans le sens d'un parti.

 

Et pourquoi, pour vous, il est important que les Français comprennent l'événement? Qu'est-ce qu'il manque dans ce qu'on a pu lire et voir dans les médias français?

Alexandre Bikbov : Si la carrière et les efforts de Stanislav n'étaient pas encore trop visibles au niveau public en France, et même peut-être pas trop encore en Russie, c'est parce qu'il était jeune [34 ans], sa carrière s'est interrompue au point où il ne pouvait pas encore devenir un avocat intellectuel et militant établit. Je trouve très important que les observateurs français sachent, comprennent que c'est un type d'activités, un type de vie qu'il menait, à mon avis, en conformité heureuse avec toutes les luttes pour la liberté que le meilleur intellectuel militant et professionnel mène en France.

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